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Homélie prononcée le 15 mai 2022
Frères et Sœurs,
Cet évangile selon saint Jean que nous venons d’entendre nous replace au soir du Jeudi Saint. Jésus est le seul qui comprend ce qui se passe quand Judas quitte la table où les apôtres fêtent la pâque juive, c’est-à-dire la traversée de la Mer Rouge pour être libéré de l’esclavage égyptien. Jésus, lui, va traverser la mort pour être libéré de la mort. Et il va nous prendre avec lui dans son passage, dans sa Pâque, pour que nous aussi, en étant baptisés en lui, plongés en lui, nous soyons déjà libérés de la mort et de toutes les pulsions de mort qui nous habitent, et qui ont pour nom l’égoïsme, la convoitise, la soif de pouvoir et de puissance, l’agressivité, la violence, la haine et la division. Jésus voit loin.
Tout n’est pas encore accompli parce qu’il n’est pas encore crucifié. Mais tout est déjà en route, et va inexorablement aller jusqu’au bout, jusqu’à la mise en croix, jusqu’à la mort, jusqu’au sacrifice de sa vie qui ne va pas se révolter contre Dieu, mais qui va se remettre entre ses mains en disant « pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font » (Lc 23,34). Et en retour, en réponse, la résurrection va surgir, la vie éternelle va s’emparer de tout l’être humain de Jésus qui va entrer dans la gloire où il est maintenant, au ciel, en Dieu.
Lui donc, le Seigneur et le maître, qui garde la maîtrise des événements – « ma vie, nul ne la prend, c’est moi qui la donne » (Jn 10,18) – malgré les apparences contraires où il se laisse traiter comme un condamné méprisé de tous, lui qui connaît la logique profonde de l’amour qui va vaincre la mort, logique profonde que Judas va déclencher sans le savoir quand il va le livrer, lui, le maître, il sait encore ce qu’il fait quand il nous commande de nous aimer les uns les autres à cause de lui, comme lui, et quand il fait même de cet amour fraternel le signe distinctif de ses disciples au milieu du monde, c’est-à-dire le signe distinctif de sa propre résurrection et de notre propre résurrection.
Nous devons tenir, Frères et Sœurs, que le Christ sait très bien que nous trahirons cet amour fraternel comme Judas lui-même l’a trahi, lui que Jésus a pourtant choisi comme apôtre, tout comme il nous choisit nous aussi pourtant comme apôtres de son amour. Quand le Christ fait de la charité fraternelle entre chrétiens la marque d’identité de l’Église au milieu du monde, il voit et il sait parfaitement que les contre-témoignages donnés par les chrétiens eux-mêmes seront cinglants, abondants et scandaleux.
Jésus connaît dès les commencements quels sont celles et ceux qui le trahiront et qui le renieront, qui seront de ses propres disciples et qui le crucifieront par leurs crimes. Mais la puissance de son amour miséricordieux est telle que les forces du mal qui s’infiltreront dans son Eglise ne prévaudront pas contre elle, parce que le commandement d’amour fraternel qu’il impose à ses disciples n’est pas issu de leur consensus démocratique ou de ce qu’ils peuvent avoir de bonté d’âme et de bienveillance naturelle, mais parce que ce commandement d’amour fraternel vient d’en-haut, parce qu’il transcende même nos idéaux de vie commune, parce que ce commandement d’amour, il a été, en Jésus, d’avance crucifié, démenti, anéanti, et, en même temps, inexplicablement relevé, ressuscité, renouvelé par un Esprit qui n’est pas de ce monde, et qui est plus puissant que tous nos désespoirs.
Ce n’est pas du monde que nous vient cet ordre « aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés ». Ce n’est pas de nos cœurs qu’il monte comme une aspiration, même s’il rejoint nos aspirations et qu’il les sauve, en leur permettant de durer.
Car c’est du ciel que retentit ce commandement d’amour prononcé par le Fils de Dieu la veille de sa Passion. Et c’est parce que la racine de ce commandement d’amour est transcendante que ce commandement lui-même subsiste à travers les siècles, et qu’à travers son haut-parleur qu’est l’Église il retentit dans les cœurs de nos contemporains, quels que soient les parasitages ou même les piratages qui brouillent et qui polluent sa transmission.
Cet amour fraternel et transcendant, il nous rassemble « de toutes races, langues et nations », comme dit l’Apocalypse (Ap 7,9), au-delà de nos choix politiques, de nos orientations affectives et de nos positionnements idéologiques, parce que cet amour fraternel, il vient d’au-delà de notre propre mort, et qu’il nous aide à dépasser les entraves à notre communion. Cet amour fraternel et transcendant, il nous situe tous et toutes sur un même pied d’égalité devant la bonté de Dieu, quelles que soient nos places, nos fonctions, nos responsabilités dans l’Église, et quels que soient même nos parcours de vie, et les situations contraires à la vie chrétienne dans lesquelles nous pouvons nous trouver.
Car le cœur ou la fine pointe de notre rédemption ne se joue pas dans des catégories ou sur des critères bien repérables, même si les repères sont indispensables évidemment. Notre rédemption, notre salut, notre survie d’êtres humains faits pour grandir en liberté, en capacité d’aimer et de se dépasser dans des ouvertures toujours plus grandes, bref, notre avenir éternel se joue sur notre accueil de la grâce, et sur la fécondité spirituelle que nous donnons à la grâce de Dieu dans toute notre existence.
Or l’amour fraternel qui nous vient du Christ ressuscité vainqueur de la mort est justement cet amour spirituel qui nous libère de la mort et des pulsions de mort et d’orgueil qui nous traversent, des plus grossières aux plus subtiles. Cet amour fraternel qui doit sans cesse composer avec nos médiocrités, nos limites et nos histoires blessées, il a ceci d’extraordinaire que « le moindre verre d’eau que nous donnerons au plus petit de nos frères – comme le dit l’Évangile – ne restera pas sans récompense » (Mt 10,42).
Et cette récompense, elle est toujours un accroissement de liberté intérieure, une victoire sur l’égoïsme, une bouffée d’oxygène qui nous élève au-dessus de nous-mêmes, et qui rend notre vie plus belle. Dit autrement, le bien que nous faisons autour de nous, sous de multiples formes, dans l’Église et dans le monde, non pas seulement par humanisme et par bon cœur pour accomplir des bonnes actions, mais parce que le Christ nous dit de le faire pour lui appartenir vraiment, ce bien n’est pas seulement une valeur qui contribue au progrès de la société ou à son unité.
Le bien que nous faisons en tant que croyants devient un lieu où nous rencontrons Dieu. Et le milieu privilégié où nous rencontrons Dieu quand nous faisons le bien, ce sont nos familles spirituelles, et pas seulement nos familles charnelles, nos familles spirituelles que sont nos communautés, nos paroisses ouvertes à tous, où le Christ nous élargit le cœur, en nous confrontant les uns aux autres, tout en nous demandant de nous aimer les uns les autres.
Il y a là une expérience qui peut être crucifiante, mais qui est libératrice, et qui sauve le monde.
Alors, Frères et Sœurs, demandons à Dieu la grâce de ne pas venir à la messe uniquement pour nous tourner vers lui, mais pour obéir à son commandement de nous tourner les uns vers les autres. C’est ce que nous allons faire, en particulier, au moment du geste de paix. Quand ce geste habituel vient vraiment du cœur, il est un signe de Dieu pour notre monde, et il lui apporte la paix, pour son salut, et pour sa vie. Amen.
Père Patrick Faure
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